Chapitre 5
Harris ne se sentait pas d’humeur à retourner à l’école cet après-midi-là. Il parcourut un moment les rues de son enfance, rencontrant des lieux et des souvenirs qu’il croyait depuis longtemps oubliés : le bureau de tabac où il avait acheté son premier paquet de cibiches à bon marché ; la maison de Linda Crossley, la nana qui s’était laissée faire par six de ses copains adolescents et lui-même, dans l’escalier de secours de la Maison des Jeunes, un beau soir, ce qui lui avait valu le surnom définitif de « sept d’un coup » ; les terrains vagues à l’emplacement des immeubles bombardés - il avait fait rire ses parents, quand il était tout petit, en parlant de « maisons barbondées » - que nulle entreprise de bâtiment n’avait encore jugé bon « réhabiliter » ; les anneaux auxquels le livreur de lait ou de glace attachaient leurs chevaux...il n’y avait pas si longtemps que ça. Pour finir, il sauta dans un bus et regagna son appartement. Il se fit du thé et s’assit dans l’unique fauteuil, encore sous le coup des événements de la matinée. Keogh, cette femme et son bébé, ces malheureux clochards, Ferris et la vieille dame. Saloperie de Londres ! Londres la civilisée, tu parles !
Cette ville ultramoderne, fière de son haut niveau de vie, était encore susceptible d’abriter une vermine épouvantable, porteuse de maladies horribles. Et d’une taille ! Quelle était l’origine de cette mutation ? Et rusés, avec ça...A deux reprises l’un des gros rats noirs (ce pouvait-il que ce fût le même à chaque fois ? Bon Dieu !) s’était arrêté pour l’examiner à loisir, le dévisager, sans crainte, sans faire mine de l’attaquer, se contentant de le surveiller – on aurait dit de l’étudier – impénétrable.
Combien de victimes feraient-ils encore avant qu’on ne parvienne à les supprimer ? Et d’où sortaient-ils ? Qu’est-ce qui pouvait bien les rendre beaucoup plus intelligents que les rats plus petits ? Et pourquoi s’en faisait-il ? N’était-ce pas l’affaire des autorités ? Mais qu’est-ce qui le dégoûtait le plus ? Les rats eux-mêmes ou le fait que tout cela n’était imaginable que dans l’East End ? Pas à Hampstead ou à Kensington, non, mais à Poplar, bien sûr. Dans ces cubes de béton où les municipalités s’étaient un jour avisées d’entasser des trente et quarante familles. Fini les bidonvilles, les taudis ! De quoi vous plaignez-vous ? Vous n’avez jamais mieux vécu ! Et tant pis pour l’horreur de ces clapiers où toute communication entre voisins se réduisait aux quelques mots échangés dans l’ascenseur. Et les mêmes responsables toujours satisfaits d’eux-mêmes avaient laissé subsister des conditions sanitaires telles qu’une horreur comme les gros rats noirs avait vu le jour dans les égouts et les terrains vagues du quartier. Une fois encore de sordides considérations économiques causaient la mort d’innocents. Comme, il s’en souvenait, la fureur qui l’avait saisi le jour où une fuite de gaz avait fait effondrer les trois quarts d’un H.L.M., causant – par quel miracle – la mort de neuf personnes seulement ! Voilà ce qui le rendait amer, toujours la même chose : l’incompétence, l’irresponsabilité des promoteurs, des architectes, des responsables en général.
Il se surprit à sourire. Il était bien resté un étudiant, un rebelle, éternel contestataire des pouvoirs établis. En tant que prof, il était lui-même fonctionnaire et dépendait d’une administration tatillonne dont les décisions l’exaspéraient souvent. Mais il savait bien, aussi, que des tas d’honnêtes gens dévoués, hommes et femmes, se battaient au sein des administrations pour obtenir des décisions meilleures. Il connaissait personnellement bien des exemples de gens qui étaient allés jusqu’à mettre leur situation en péril pour manifester leur opposition.
Non, inutile de s’en prendre uniquement aux autorités. L’apathie existait à tous les niveaux, il le savait bien. Le plombier qui néglige une fuite de gaz. Le mécanicien qui oublie de resserrer un boulon. Le conducteur qui traverse le brouillard à cent à l’heure. Le laitier qui mouille son lait... Une simple question de degré. N’était-ce pas le mécanisme même du péché originel ? Tous coupables. Il s’endormit.
A six heures et quart, il fut réveillé par le bruit de la porte d’entrée et un pas dans l’escalier.
— Salut, Judy ! lança-t-il quand elle pénétra dans la pièce, le visage rouge, le souffle court.
— Salut, feignant. — Elle déposa un baiser sur son nez. — Tu as vu le journal ?
Elle déplia un exemplaire du Standard et lui montra les gros titres qui annonçaient que les rats avaient fait de nouvelles victimes.
— Oui, je sais, j’y étais.
Il lui raconta les événements de la journée, d’une voix dure, dépourvue d’émotion.
— Mon pauvre amour, mais c’est horrible ! Les pauvres gens ! Et toi ? Ca a dû être terrible pour toi.
Elle lui caressa la joue, sachant que sa colère apparente cachait des sentiments plus profonds.
— J’en suis malade, Judy. Que des gens crèvent comme ça, absurdement, en plein vingtième siècle ! C’est dingue !
— Ne t’en fais pas, mon chéri, ça ne va pas durer. Ils sauront y mettre un terme. On ne vit plus comme au temps où ce genre de choses risquait de prendre des proportions.
— Ce n’est pas la question. On n’aurait jamais dû permettre que ça arrive.
Et, tout à coup, Harris se détendit. C’était sa défense naturelle contre ce genre d’événements : il atteignait un certain point de tension puis, conscient qu’il n’y pouvait rien, il s’en détournait abruptement.
Il adressa un sourire à Judy.
— Si on abandonnait tout ça, à la fin de la semaine, hein ? Allons voir ta vieille idiote de tante, à Walfon. Ca nous fera du bien à tous les deux de prendre l’air.
— D’accord !
Judy lui entoura le cou de ses bras et le serra contre elle, bien fort.
— Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ? S’enquit-il.
Le reste de la semaine s’écoula sans nouvel incident. L’indignation de l’opinion publique, les campagnes éternelles pour l’assainissement de Londres s’étalèrent dans les journaux. La télévision retransmit des débats passionnés entre hommes politiques et conseillers municipaux et même une courte déclaration du Premier ministre. Un cordon sanitaire fut mis en place autour de vastes zones du quartier des docks et des compagnies de dératisation y mirent leurs moyens en œuvre. Les dockers eux-mêmes observèrent une grève de deux jours, avant de se laisser convaincre qu’il n’y avait pas l’ombre d’un rat sur les lieux. Les canaux conduisant aux docks furent fouillés par la police et la troupe mais on n’y trouva pas de rats plus gros que la moyenne et fort peu de rats ordinaires, d’ailleurs. Des tas de gens déclarèrent bien sûr avoir vu de gros rats noirs mais, après enquête, il s’agissait toujours d’un chien ou d’un chat. Les parents accompagnaient leurs enfants et allaient les chercher à l’école. Un calme inaccoutumé tomba sur les divers terrains vagues devenus terrains de jeu. Les marchands d’animaux – chiens et chats – firent des affaires sans précédent dans tout Londres. Les experts déposèrent partout des poisons mais les victimes en furent toujours des souris ou des rats ordinaires, de petite taille.
On ne mit pas la main sur un seul gros rat noir.
On se désintéressa vite de l’affaire, au fur et à mesure que d’autres nouvelles vinrent occuper les premières pages des journaux. Les histoires de viol, de vol, d’incendie, de politique, reprirent le dessus dans les conversations. Alors même que les recherches se poursuivaient, que les experts continuaient de déposer des poisons, sans aucun résultat, on considéra vite que les choses étaient réglées. Foskins continuait d’être inquiet. Il s’assura que son service continuerait la lutte jusqu’à sa conclusion, c’est-à-dire l’extermination de tout rongeur susceptible de mettre en danger des vies ou des biens. Il comprit vite qu’il s’agissait d’une tâche pratiquement impossible à remplir en l’absence de nouveaux crédits, lesquels disparaissaient à l’horizon, au fur et à mesure que, l’opinion publique se calmant, le gouvernement se désintéressait de la chose.